Un complexe militaire naval au cœur des îles de Sorel

Le Petit Journal du 17 juin 1945 fait état d’un projet du gouvernement canadien de créer un immense complexe militaire naval – une « base de l’empire » – en plein cœur des îles de Sorel. Présenté comme une des initiatives visant à aider la reconstruction d’après-guerre, ce complexe aurait inclus une école de navigation et de construction navale employant d’anciens officiers militaires. Des usines spécialisées assureraient également la conversion des navires de guerre en navires commerciaux.

La base en question aurait été établie « fort probablement » entre l’île de Grâce et l’île aux Ours. Les chenaux à cet endroit et dans les environs seraient appelés, disait-on, à abriter plus de 160 navires, et ce, à partir de l’année courante. Six-cents hommes auraient été mis service à cette fin, notamment pour des travaux de dragage de certaines embouchures peu profondes.

Le chenal entre l’île de Grâce et l’île aux Ours

Toujours selon cet article, le gouvernement canadien n’envisageait rien de moins que de transformer l’archipel du lac Saint-Pierre en l’équivalent du Scapa-Flow, l’immense baie naturelle dans l’archipel des Orcades, au nord de l’Écosse, que la marine britannique utilisa pour d’importantes manœuvres militaires dans les guerres de 1914-1918 et de 1939-1945 : « C’est que Sorel est appelé à devenir un nouveau Scapa-Flow, mais assez loin de la vieille Europe et assez loin dans les terres pour éviter de faire couler les navires de guerre de l’empire par des pays qui ont présentement la puissance que l’Allemagne avait au début de la seconde Grande Guerre. »

Le Scapa Flow en 1918, source : Orkney Libray and Archives

Scapa flow, par Siałababamak, Wikimedia Commons

Sept navires mouillaient, déjà en juin 1945, le long de l’île de Grâce. Le Petit Journal fait aussi état de plans pour la « construction d’un lit de lancement mobile, du côté nord de l’île de Grâce, afin de monter sur la terre ferme les navires qui auront besoin de réparations. »

Outre le mouillage de quelques navires et les travaux de dragage – ces derniers sont quand même très fréquents entre 1840 et 1998 – , rien n’indique que ces plans aient réellement été mis en œuvre, même partiellement. On peut imaginer l’impact catastrophique qu’aurait eu ce projet sur l’écologie de l’archipel. (Cela dit, ce projet se serait bien inscrit dans la lignée d’autres semblables, dont l’initiative de l’armée canadienne de tirer plus de cinq cent mille obus tirés dans le lac Saint-Pierre entre 1952 et 1999.)

J’ajoute cette nouvelle dans les corpus, en développement, de la géographie historique de l’île de Grâce ainsi que celui de l’histoire des modifications anthropiques du lac Saint-Pierre. Je remercie Germaine Lavallée et Benoit Lavallée d’avoir trouvé l’article, et Michel Péloquin de me le faire parvenir.

Soixante unités de guerre à Sorel, Le Petit Journal, dimanche 17 juin 1945

OTTAWA, 16. (Spécial au “Petit Journal”.) — Le grand quartier général de la Marine canadienne annonce que quatre corvettes et quatre vedettes lance-torpilles du type “Fairmile” viennent d’arriver dans le port de Sorel. Ces navires y seront déséquipés de leur armement de guerre avant d’être remis à la Corporation des Biens de guerre. De plus, on mande du port de Sydney, en Nouvelle-Écosse, qu’une soixantaine d’autres navires de guerre canadiens sont actuellement en route pour Sorel, où ils subiront le même sort que les précédents.

Par ailleurs, les autorités de la Marine canadienne mandent qu’on espère démobiliser 28,000 officiers et marins canadiens d’ici le 1er septembre. Ce licenciement se fera sur un rythme de 8,500 hommes par mois.

Nouveau “Scapa Flow”

OTTAWA, 16. — (Spécial au Petit Journal.) — Dans les cercles maritimes de la capitale canadienne, il est fortement question que Sorel devienne la base navale des navires de guerre canadiens. Et il est fort probable que cette base s’établisse dans les îles de Sorel, tout particulièrement entre l’île de Grâce et l’île aux Ours. La valeur totale en dollars des navires qui seront ancrés à cet endroit est d’environ deux cents millions.

Il y a quelque dix ans, des ingénieurs maritimes se rendaient dans les îles de Sorel pour arpenter et surtout sonder la profondeur des chenaux déjà existants entre les 52 îles qui s’échelonnent dans le St-Laurent de la tête du lac St-Pierre en montant jusqu’à Sorel et Berthier-en-Haut. Il s’agissait, disait-on à l’époque, d’établir une base navale pour l’empire. Les ingénieurs reçus alors par le gouvernement canadien représentaient l’Amirauté britannique. A ce temps-là, le chantier maritime du gouvernement canadien était situé là l’emplacement où se trouvent aujourd’hui les imposantes usines de Sorel Industries.

On sait qu’il y a quelques mois, les 18 chantiers maritimes du Canada se formaient en association pour protéger leurs intérêts et s’assurer qu’à l’avenir, c’est-à-dire durant la période de l’après-guerre, les navires canadiens seraient construits par des chantiers canadiens ayant fait des efforts considérables pendant la guerre pour construire divers types de navires. Le président de cette association est M, J.-Edouard Simard, vice-président des Marine et Sorel Industries, de Sorel.

Dans un manifeste publié l’automne dernier dans les deux langues par l’association des chantiers maritimes canadiens, l’on réclamait justice pour les constructeurs canadiens. Parmi leurs dix recommandations au gouvernement, les directeurs de cette association demandaient surtout quatre choses : restreindre le cabotage au Canada aux seuls navires présentement inscrits au Canada et, dans l’avenir, à ceux construits au Canada : dans le programme de reconstruction d’après-guerre, remplacer les navires déclassés, employés par le gouvernement, par de nouveaux navires construits au Canada; que tout navire destiné à l’industrie de pêche au Canada soit dorénavant construit au Canada; créer dans les principales régions de construction maritime des centres d’enseignement technique, de construction navale et de génie naval.

Cette dernière clause laisse prévoir des écoles de navigation tant pour la construction des navires que pour la formation des navigateurs. Il est possible, dit-on dans certains milieux d’Ottawa, que les vétérans revenus du front et les officiers marins ayant fait la guerre deviennent instructeurs dans ces écoles, dont l’une des principales sera construite à Sorel. Par ailleurs, on n’a pas encore obtenu la confirmation de cette rumeur voulant que le Canada construise des navires-écoles du genre du Ville d’Ys (France) et de l’Emden (Allemagne).

Le nouveau gouvernement élu semble prendre très au sérieux les développements croissants de la construction maritime au Canada. Il semble vouloir conserver au pays, pour les ouvriers du pays, la construction des navires utilisés et payés par le Canada. On apprend qu’il y a présentement une activité assez considérable dans les îles de Sorel, en prévision des navires qui vont arriver sous peu; on assure qu’il n’y en aura pas mois de 160.

Comme il existe un barrage entre l’île Ronde et l’île Madame, à cause des récifs de cet endroit, l’eau est assez haute pour permettre à des navires de fort tonnage d’y mouiller. C’est que Sorel est appelé à devenir un nouveau “Scapa-Flow”, mais assez loin de la vieille Europe et assez loin dans les terres pour éviter de faire couler les navires de guerre de l’empire par des pays qui ont présentement la puissance que l’Allemagne avait au début de la seconde Grande guerre.

Creusage des chenaux

Lorsque cette nouvelle est parvenue au Petit Journal, il y a quelques jours, son correspondant à Sorel a obtenu des informations intéressantes et exclusives concernant les travaux préparatoires à l’établissement d’une base de l’empire dans les îles de Sorel.

SOREL, 16. (Spécial au Petit Journal.) — Sept navires mouillent déjà le long de l’île de Grâce. Depuis quelques semaines, on est à draguer certaines embouchures peu profondes entre les 52 îles de Sorel, afin que les navires qui y viendront puissent passer et prendre place dans les eaux profondes des chenaux.

Il y a quelques années que des dragues sont en repos dans le Chenal du Moyne, à Ste-Anne de Sorel. On assure qu’au cours de l’été plus de 600 hommes seront en service dans les îles de Sorel pour assurer la surveillance des navires qui y jetteront l’ancre. On construira aussi un lit de lancement mobile, du côté nord de l’île de Grâce, afin de monter sur la terre ferme les navires qui auront besoin de réparations.

Les ouvriers qui circulent dans Sorel disent que ces navires de Guerre seront réparés et qu’avant de les transformer on attendra la fin de la guerre dans le Pacifique. Tous les jours, de nouveaux navires arrivent dans les parages de l’île de Grâce. Ils quittent le chenal ordinaire, en sortant du lac St-Pierre, pour se diriger un peu vers le nord et prendre place entre l’île de Grâce et l’île aux Ours. L’automobiliste qui se dirige le long du St-Laurent, de Sorel à Ste-Anne, peut voir ces navires placés deux à deux près d’une île sise au nord du chenal habituel.

Les navires prendront place dans tous les endroits où l’eau profonde permettra leur séjour, là où il ne manque que quelques pieds en profondeur, on creusera au moyen de dragues mécaniques, le fond du fleuve à cet endroit est de sable et de glaise, et il ne sera pas nécessaire de dynamiter.

Source : Le petit journal, 1945-07-15, Collections BAnQ