La centrale thermique de Tracy

La centrale thermique de Tracy était, à son époque, la seule grande centrale thermique dans le parc de production d’Hydro-Québec, et la seule à utiliser le mazout lourd. Jugée trop coûteuse et trop polluante, elle ne fut mise en opération de façon « normale » que pendant quatre ans, de 1964 à 1968. Après 1968, elle devient une centrale d’appoint, mise en activité de occasionnellement, « pour dépanner » : par temps très froid quand la demande en électricité est accrue par les besoins en chauffage ; quand le niveau des réservoirs hydroélectriques est trop bas pour suffire à la demande, ou quand une partie des réseaux de production et de distribution sont hors-ligne pour telle ou telle raison.

La centrale thermique de Tracy en 2006, photo Miguel Tremblay, via WikiCommons

Cette centrale et ses cheminées faisaient pour moi toujours partie du paysage sorelois, et je l’avais toujours connue comme étant « trop polluante ». je me suis longtemps demandé à quel point c’était le cas, disons, en comparaison à d’autres centrales ou usines. Et si elle était si polluante et si coûteuse, pourquoi l’avait-on construite ?

Je me suis retrouvé à errer sur la page Wikipédia (qui est bien détaillée !) au sujet de cette centrale, puis à fouiller ici et là, jusqu’à en venir à compiler une bonne partie de l’information historique disponible sur ce bâtiment et sur son rôle au sein de la grille énergétique du Québec.

De la Shawinigan Water & Power Company à Hydro-Québec

C’est donc la Shawinigan Water & Power Company (SWP) qui avait commencé la construction de cette centrale en 1962. « La Shawinigan » cherchait à augmenter la capacité de pointe de sa production hydroélectrique sur le Saint-Maurice.

La Shawinigan Water & Power Company

C’est à cette fin qu’elle eût entrepris de construire une centrale de 330 mégawatts qui aurait été alimentée de mazout résiduel, sous-produit de la production pétrochimique d’une autre éventuelle usine de la filiale Shawinigan Chemicals Limited, près de Varennes.

Après en être autorisée par le gouvernement Lesage en mai 1961, la SWP commença la construction de la centrale thermique de Tracy en mars 1962.

Suite à l’étatisation de la Shawinigan et des autres firmes privées d’électricité du Québec l’année suivante (en 1963), c’est Hydro-Québec qui termina la construction de la centrale entreprise par la SWP, et qui l’a mise en service en 1964. Au moment de son acquisition de la centrale en construction, Hydro-Québec décide d’en doubler sa capacité, ajoutant deux turbines aux deux qui étaient initialement prévues. C’est donc une centrale d’une capacité de 660 mégawatts (MW) qui est mise en fonction en 1964 (le double du 330 MW qui avait que la SW&P prévoyait). Pour donner une idée, 660 MW équivaudrait à la consommation de plus de 200 000 maisons québécoises en 2022.

Carte de 1965 situant la centrale dans la région

Ces quatre turbines à vapeur de 165 mégawatts (modèle Parson) sont chacune d’une longueur de 12 m, d’une largeur de 9 m, et d’une hauteur de 55 m, soit l’équivalent d’un immeuble de treize étages. L’électricité de la centrale est produite par la rotation de ces turbines, activées par la pression de la vapeur générée par l’action de brûleurs au mazout ; chauffée à une température de 540 °C, la vapeur génère une pression de 12 000 kilopascals à l’intérieur des chaudières. La quantité de carburant nécessaire pour soutenir cette combustion est considérable : elle pouvait brûler l’équivalent de 1000 barils de mazout lourd par heure (160 000 litres).

Quelques illustration tirés de la brochure Centrale thermique de Tracy / Tracy Thermal Generating Station publiée par la Direction des relations publiques d’Hydro-Québec en 1965.

La centrale, vue aérienne

La centrale, vue aérienne

La salle de commande des deux premières turbines

La salle de commande des deux premières turbines

Pétrolier livrant un chargement de mazout à la centrale

Pétrolier livrant un chargement de mazout à la centrale

Pour assurer cette alimentation de mazout, on construit dix réservoirs de 200 000 barils chacun (pour un total de 300 millions de litres), ainsi que d’un terminal ferroviaire. Le complexe résultant est l’un des trois terminaux ferroviaires capables de recevoir du pétrole brut au Québec, avec celui de la raffinerie de Montréal et celle de Lévis (Régie de l’énergie du Canada. Ainsi, le pétrole brut arrivant par bateau à Lévis et à Montréal peut y être directement acheminé. Ceci fera de Tracy une plaque tournante du réseau québécois de transport de pétrole. (voir, plus bas, KILDAIR.)

Vues aériennes de la centrale thermique de Sorel-Tracy vers 1960, photo : Armour Landry, BAnQ Vieux-Montréal

Vues aériennes de la centrale thermique de Sorel-Tracy vers 1960, photo : Armour Landry, BAnQ Vieux-Montréal

À la lecture des documents de l’époque qui me sont disponibles, je suis d’avis que la construction de cette usine n’était pas aussi avantageuse pour Hydro-Québec qu’elle devait l’être pour la Shawinigan lorsque cette dernière en avait entrepris la construction (avant son étatisation). C’est-à-dire qu’Hydro-Québec n’aurait probablement pas construit cette centrale de sa propre initiative, bien qu’elle pût s’accommoder de son acquisition lors de l’étatisation de la SWP. (Le fait que la SWP prévoyait d’utiliser comme carburant les produits dérivés de l’usine chimique de sa filiale Shawinigan Chemicals à Varennes comptait probablement beaucoup dans l’évaluation initiale de la pertinence de ce projet de centrale.)

Pollution

Même utilisée de façon limitée, la centrale de Tracy contribuait considérablement à la pollution atmosphérique de la région et du Québec.

La combustion de mazout lourd libère de grandes quantités de dioxyde de soufre et d’oxyde d’azote, qui affectent la santé respiratoire et causent des pluies acides. Cette pollution atmosphérique « locale » était parmi les principales préoccupations environnementales concernant ce type d’installation industrielle dans les années 1970 et 1980. Déjà en 1980, Hydro-Québec cherche à limiter la pollution générée par cette centrale, et la modernise en y ajoutant des dispositifs antipollution, en augmentant la hauteur des quatre cheminées, celles-ci passant de 82 m à 137 m. On décide également de limiter sa production annuelle à 2,6 TWh. (Au maximum de sa capacité, la centrale aurait pu théoriquement générer jusqu’à 5,7 TWh sur une base annuelle, c’est-à-dire plus du double de la limite définie à ce moment.)

Malgré ces mesures, l’utilisation de la centrale, même occasionnelle, suscite le mécontentement de citoyens et groupes environnementalistes, qui se plaignent du bruit et des impacts sur la qualité de l’air.

Au début des années 1990, la ministre de l’Énergie du Québec et Hydro-Québec prévoient sa conversion au gaz naturel, ce qui aurait permis de réduire encore davantage les émissions de dioxyde de souffre (et de faire des économies, le gaz étant à ce moment-là moins cher que le mazout). Un plan de modernisation de 300 millions de dollars est annoncé en 1992, mais comme la centrale est de moins en moins utilisée à partir de cette année-là, le projet est graduellement abandonné. En 1996, Hydro-Québec considère même fermer la centrale par souci d’économie, mais sans suite. La station sera d’une utilité importante durant la célèbre tempête de verglas de 1998, et elle sera utilisée de façon « stratégique » par Hydro-Québec au début des années 2000 pour exporter de l’électricité en forte demande aux États-Unis alors que le prix du mazout est relativement bas, une pratique critiquée par les groupes environnementalistes.

Ainsi, les années 2003 et 2004 furent des années records pour la centrale de Tracy. En 2003, elle a fonctionné pendant 4500 heures, soit 11 mois sur 12, générant 1,75 TWh. En 2004, elle aurait fonctionné 2355 heures, générant un peu moins d’un TWh.

Les données d’émissions pour ces années sont plus facilement accessibles, et donnent une bonne idée de la pollution générée par cette centrale. En 2003, donc, on parle de 10 000 à 12 000 tonnes de dioxyde de soufre libérées dans l’atmosphère. C’est l’équivalent d’environ 5 % de la totalité des émissions du Québec cette année-là, toutes sources confondues, et ce pour moins de 1 % de la production totale moyenne d’électricité annuelle (entre 1993 et 1997).

Gaz à effet de serre (GES)

L’Inventaire québécois des émissions de gaz à effet de serre en 2012 et leur évolution depuis 1990, publié en 2015 par le ministère du Développement durable, de l’Environnement et de la lutte contre les changements climatiques, indique que de 1990 à 2012, les émissions du secteur de l’électricité sont passées de 1,4 à 0,21 Mt éq. CO2. Le rapport précise qu’une « grande part de la variation était due à la centrale thermique de Sorel-Tracy ».

Inventaire québécois des émissions de gaz à effet de serre en 2014, MDDEP 2016, p.15

Par exemple, l’augmentation des émissions de GES en 1998 est en partie causée par l’utilisation de cette centrale durant la tempête de verglas. La production d’électricité en 1998 aura généré 1,46 Mt éq. CO2, une hausse marquée comparativement, à 0,29 en 1997 et 0,26 en 1996. (Alors que les émissions issues du raffinage de pétrole et les émissions fugitives sont demeurées stables durant cette période.). Tous secteurs confondus, le Québec a émis 87,86 Mt éq. CO2 en 1998, ce qui représente une augmentation de 2,3 % comparativement à l’année précédente.

En 2006, la liste des entreprises polluantes au Canada, publiée par le gouvernement fédéral et résumée par Le Devoir, indique que la centrale de Tracy est la troisième principale source d’émission de GES au Québec, soit un peu plus que les raffineries de Montréal et de Lévis :

RangEntrepriseGES
1Aluminerie Alcoa de Baie-Comeau1,3 Mt
2Raffinerie Shell de Montréal-Est1,2 Mt
3Centrale au mazout lourd de Tracy1,2 Mt
4Raffinerie Ultramar de Lévis1,17 Mt
5Complexe métallurgique de Sorel-Tracy1,1 Mt
6Raffinerie de Petro-Canada de Montréal1,1 Mt

La production record de la centrale en 2003, de 1,75 Twh, représente 1 % de la production totale moyenne d’électricité annuelle produite entre 1993 et 2017 (qui augmenta de 151 TWh à 199 TWh pendant cette période). Le 1,2 Mt éq. CO2 émis par la centrale correspond à un peu plus de 1 % des émissions totales du Québec (qui sont de 91,5 Mt en 2003 et de 91 Mt en 2004). C’est également la grande majorité des émissions issues de la production électrique. Pour mettre ça dans le contexte de production électrique contemporain, au 31 décembre 2019, la puissance installée au Québec s’établissait à 42 498 MW. La production totale d’électricité au Québec a atteint 215,6 TWh cette année-là), générant 0,21 Mt éq. CO2, soit environ 0,3 % du total des émissions québécoises).

La fin de la centrale

Après avoir été utilisée de façon plus intense au début des années 2000, par exemple, à l’été 2001 pour profiter de la haute demande d’électricité aux États-Unis et du faible coût de carburant, la centrale est réassignée à son rôle d’appoint en 2004, et utilisée de moins en moins à partir de ce moment. En 2010, elle n’est activée que pendant sept heures, et en novembre de cette année-là, Hydro-Québec annonce que la centrale sera fermée « pour une période prolongée » à partir de mars 2011 (Les Affaires).

Les travaux qui auraient été nécessaires pour moderniser adéquatement les installations étaient estimées à 25 millions par année, alors que les centrales hydroélectriques de Eastmain-1 et de Sarcelle, nouvellement construites à la Baie James, sont alors en mesure de prendre le relai. Les 87 travailleurs employés par la centrale, dont 82 permanents, sont relocalisés.

La centrale est définitivement fermée en 2013, alors qu’on annonce que sa démolition sera prévue pour 2015 (Journal de Montréal).

Démolition de la centrale, juillet 2015

Démolition de la centrale, juillet 2015

Kildair

Bien que la centrale ait été démolie en 2015, plusieurs composantes de ce complexe sont toujours exploitées. En 2011, Kildair, filiale de la société énergétique étatsunienne Sprague Resources LP, a acheté les réservoirs, le quai, et une partie des terrains d’Hydro-Québec pour y établir ses activités de stockage de carburant et de produits bitumineux. La page Kildair du site Sprague Energy indique que « le terminal de Sorel-Tracy est un des plus grands terminaux de mazout lourd, gasoil léger sous vide (VGO), pétrole brut et produits bitumineux en Amérique du Nord avec sa capacité de 3,2 millions de barils. Par surcroît, Kildair est en mesure de produire une variété de bitumes à son terminal. »

Localisation des principales infrastructures de Kildair à Sorel-Tracy en 2014, image publiée par Le Devoir

Localisation des principales infrastructures de Kildair à Sorel-Tracy en 2014, image publiée par Le Devoir

Au tournant des années 2010, le gouvernement conservateur du Canada, sous Stephen Harper, et le gouvernement libéral du Québec, sous Phillippe Couillard, militaient de façon assez enthousiaste pour que davantage de pétrole canadien passe par le territoire du Québec en vue de son exportation sur les marchés internationaux. Selon le calcul de M. Couillard et de plusieurs autres, l’argent que le Canada donne au Québec justifierait que ce dernier prenne sa part de risque pour s’assurer que l’Alberta puisse continuer à maximiser ses profits (Le Devoir.

La construction du terminal de Sorel-Tracy était donc l’une des nombreuses initiatives cherchant à faire passer davantage de pétrole des sables bitumineux de l’Alberta par le Québec pour exportation. Ceci inclut le projet de pipeline Energie Est proposé en 2013 (et abandonné en 2017), ainsi qu’une augmentation considérable du transport ferroviaire. C’est aussi dans ce contexte qu’aura lieux lieu de l’explosion catastrophique de Lac-Mégantic.

Ainsi, à partir de juin 2014, le terminal de Kildair à Sorel-Tracy commence à recevoir du pétrole bitumineux de Suncor. L’entreprise prévoit alors en recevoir jusqu’à 60 wagons par jour. En septembre 2014, le premier navire-cargo y est chargé de pétrole destiné à l’exportation via le fleuve Saint-Laurent, dans ce cas-ci, à destination de l’Italie. Le Minerva Gloria était le premier bateau à transporter du bitume dilué issu des sables bitumineux de l’Alberta sur le fleuve. D’une longueur de 250 mètres de long et d’une largeur de 44 mètres de largeur, le Minerva Gloria est aussi le plus gros bateau à s’être rendu à cette hauteur du fleuve : c’est en 2013 que Transport Canada avait modifié sa réglementation pour permettre à des navires de 44 mètres de large (dits « post-panamax ») de circuler sur le fleuve, la largeur maximale permise était auparavant de 32 mètres.

Le Minerva Gloria était le premier d’une série de mégapétroliers qui étaient prévus de se rendre à Sorel-Tracy trois fois pour mois pour y recevoir le pétrole albertain et transporter ce dernier à l’étranger par la voie maritime du Saint-Laurent.

Ce chargement, et le projet d’en envoyer plusieurs autres, a créé un mouvement de protestation assez important : la coalition Saint-Laurent, Greenpeace, Équiterre, l’opposition officielle à l’Assemblée nationale s’opposaient à la possibilité que le fleuve devienne une autoroute pour l’exportation de ce pétrole. Au même moment, le conseil municipal de Sorel-Tracy était critiques face aux processus de vente et d’approbation du projet de Kildair et que plusieurs résidents se plaignaient du bruit et du risque d’accident.

Vers la fin de 2015 et au début de 2016, la diminution du prix du pétrole a fait diminuer la pression pour son exportation et transport par le terminal de Tracy (Les 2 Rives). Qu’en est-il en 2022 ?

Le toit de la centrale au début des années 1960

Le toit de la centrale au début des années 1960

« La centrale est pourvue d’un laboratoire où se font continuellement des analyses. »

« La centrale est pourvue d’un laboratoire où se font continuellement des analyses. »

Références

Ministère du Développement durable, de l’environnement et de la lutte contre les changements climatiques, Inventaire québécois des émissions de gaz à effet de serre en 2014 et leur évolution depuis 1990, 2016. http://www.mddelcc.gouv.qc.ca/changements/ges/2014/Inventaire1990‑2014.pdf

Hydro-Québec, Centrale thermique de Tracy / Tracy Thermal Generating Station, Direction des relations publiques, 1965. https://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/2989097