Dynamisme écologique et chasse aux oies à la Baie James Eeyou Istchee
Les chasseurs de la nation crie de Wemindji et d’ailleurs le long de la côte est de la Baie James ont, depuis plusieurs années, remarqué que les oies, particulièrement les Bernaches du Canada, se comportent différemment durant leurs passages printaniers et automnaux dans la région. Ces changements nuisent grandement aux taux de succès de cette chasse importante pour les cris Eeyou de la région.
Dans le cadre de travaux concernant l’écologie, la culture, et le développement en Eeyou-Istchee-Baie-James (Réserve de biodiversité projetée Paakumshumwaau-Maatuskaau), nombreux chasseurs étaient surtout interessés à l’idée de discuter des oies et de leur changement de comportement. Cet enthousiasme a mené à un projet de recherche ayant pour objectif de documenter les observations à ce sujet, tout en explorant ce que l’on pouvait y apprendre du point de vue des sciences sociales de l’environnement.
De 2006 à 2007, j’ai interviewé plusieurs chasseurs à Wemindji et je les ai accompagnés dans leurs activités de chasse et de pêche. Au travers de ces activités, j’ai cherché à mieux comprendre la façon dont la chasse aux oies est habituellement pratiquée par ces chasseurs, les changements qui l’affectent, ainsi que les interprétations et réponses des chasseurs à ces changements.
En résumé, cette étude a démontré les façons dont la chasse aux oies pratiquée à Wemindji est attentive et s’adapte aux microchangements observés d’heure en heure, de jour en jour, de semaine en semaine et au cours de mois, saisons et années. Par exemple, les chasseurs coordonnent leurs efforts et privilégieront une méthode ou une autre, ou un site plutôt qu’un autre, en fonction de nombreux facteurs incluent la nature des allées et venues des groupes d’oies, leurs activités, la taille de leur groupe, la direction et la vitesse du vent, et les efforts récents de chasse dans les environs.
À ces descriptions de la chasse telle que pratiquée habituellement, les chasseurs ont apporté des précisions importantes. Premièrement, l’amplitude des variations de la distribution des oies en est venue à dépasser l’adaptabilité conférée par les pratiques traditionnelles. Attendre plusieurs jours, ou alterner d’un site à l’autre à l’intérieur d’un territoire donné de quelques dizaines de kilomètres carrés est maintenant insuffisant pour compenser l’effet de la variabilité migratoire sur le succès de la chasse.
Deuxièmement, la flexibilité des chasseurs est elle-même réduite. Dans bien des cas, leur emploi du temps n’est plus le même qu’auparavant, avec les emplois et l’école au village, et la période limitée et prédéterminée pour la chasse (« goose break »). La mobilité en est affectée : il devient difficile de se rendre à son camp en motoneige à une date précise si la glace sur les plans d’eau ne le permet pas. Et il est difficile de retourner au village par bateau à une date précise si la baie est toujours englacée à la date prévue pour le retour. Selon plusieurs chasseurs, cette flexibilité réduite invite des pratiques qui à leur tour ont des impacts négatifs sur le comportement des oies, leur causant d’éviter les sites. Par exemple, l’usage d’hélicoptères pour atteindre ou quitter les camps au début ou à la fin de la période de chasse contribue à effrayer davantage les oies, diminuant davantage les chances de succès de chaque sortie de chasse. Ou encore, les contraintes de déplacements à l’intérieur d’un territoire donné, causées par l’absence ou la présence de glace continue ou plan d’eau ouvert à un moment donné, ont pour effet de concentrer plutôt que diffuser les efforts de chasse à des endroits spécifiques. Les oies, en contrepartie, apprendraient plus rapidement à éviter ces sites surutilisés, diminuant ainsi davantage la probabilité de succès de la chasse à cet endroit donné.
L’analyse des propos recueillis au cours de mes échanges prolongés avec plus d’une douzaine de chasseurs m’a permis d’évaluer comment ceux-ci interprétaient ces changements et leurs interactions, et la façon dont cette interprétation informe les pratiques d’adaptation. Un des principaux arguments issus de cette analyse était que les chasseurs développent, collectivement, une vision d’ensemble de grands nombres d’explications, qu’ils jugent plausibles, mais non nécessairement confirmées, et tout au plus, partielles, des processus sociaux et écologiques affectant cette chasse. Cette vision d’ensemble est à la base de pratiques d’adaptation dont le succès est constamment réévalué et discuté parmi les chasseurs. Par exemple, déplacer les efforts de chasse le long de la route de la Baie James, plutôt que le long de la côte, permet d’aller rencontrer les oies aux endroits où elles ont maintenant tendance à passer, d’autant plus que l’usage de véhicules routiers est moins affecté par les aléas météorologiques que celui des canots ou motoneiges.
Retour sur cette étude, 2019
J’ai récemment revisité cette étude datant de plus de dix ans dans le cadre de la rédaction d’un chapitre d’ouvrage collectif portant sur le projet (Caring for Eeyou Istchee : Protected Area Creation on Wemindji Cree Territory). Bien que mon co-auteur et moi avons choisi de laisser cette étude plus ou moins dans sa forme originale, retourner à ce texte m’a amené à formuler quelques questions et commentaires dont la mention n’est probablement pertinente qu’ici.
« TEK »
Premièrement, que dire de la progression de cette notion de savoir autochtone (indigenous knowledge, traditional ecological knowledge, etc.) dans les discours officiels depuis les années 1990 ? Anthropologues et scientifiques non autochtones avaient longuement documenté les connaissances autochtones dans les régions éloignées et les colonies. L’ethnoécologie, notamment concernant la faune et la flore, a longtemps, depuis le 19e siècle, documenté les taxonomies des peuples qu’elle percevait aussi curieux que primitifs. Mais l’idée que ces connaissances puissent informer une compréhension et des pratiques environnementales contemporaines est longtemps demeurée une notion obscure et difficile à accepter par de nombreux chercheurs non autochtones, représentants gouvernementaux et autres. Dans ce contexte, ce qui est à mon avis fascinant est la rapidité à laquelle cette notion est passée de quelque chose de pratiquement risible à une catégorie d’objet spécifique, de surcroît une catégorie qu’on cherche à intégrer dans les cadres de gestion technocratiques.
Après de nombreuses années à suivre les travaux des chercheurs étudiant ce type de questions, et m’intéressant surtout aux implications politiques de ces questions, je reviens pratiquement toujours à l’un des premiers articles scientifiques que j’avais lus sur le sujet : Arun Agrawal, 1995, Dismantling the Divide Between Indigenous and Scientific Knowledge.
Cet article a connu un succès phénoménal, si on en juge le nombre extraordinaire de fois où il a été cité. Mais les interlocuteurs de cet article étant souvent investis d’une manière ou d’une autre dans le champ de recherche sur le « savoir traditionnel écologique » (incluant moi-même à l’époque), j’ai souvent l’impression que bon nombre d’entre eux préféraient en tirer comme conclusion qu’il fallait chercher à mettre sur un pied d’égalité les différentes formes de savoir.
L’argument d’Agrawal concernant l’impossibilité de cette distinction entre les savoirs « occidentaux » et les autres, ou, du moins, la dimension politique de cette distinction fut dans bien des cas, mis de côté par ses lecteurs. Maintenant que je côtoie dans mon travail des fonctionnaires invariablement attirés par cette notion de « système de savoirs » (« knowledge systems »), l’importance et la simplicité de cet argument d’Agrawal que les formes de savoirs ne peuvent pas être catégorisées et analysées de manières distinctes m’apparaît de plus en plus évidente. Pourtant, pour plusieurs, ces traditions de savoir existent en quasi-solipsisme, c’est-à-dire parallèles et incommensurables, mais, paradoxalement, possiblement sujets à une forme ou autre d’intégration par un processus apolitique de gestion technocrate, duquel la futilité est de plus en plus apparente.
Les processus socioculturels à la base de l’appréhension d’un monde n’existent bien sûr pas en isolation des pratiques données, et ces pratiques, tant historiques que contemporaines, vont varier d’un groupe à un autre, menant à des divers ensembles de connaissance et divers assemblages de façons de voir et de faire. Mais l’idée que les savoirs et connaissances établies par ces processus pourraient mener à des ensembles distincts, de « systèmes », n’est pas soutenable. Elle ne peut exister que dans une vision essentialiste des groupes culturels, que celle-ci soit sympathique ou non quant à l’idée de la valeur de ces savoirs. Ce n’est pas dire que des personnes autochtones n’auront pas des perspectives différentes que les personnes non autochtones sur un sujet donné. Mais il n’en demeure pas moins que séparer les connaissances des perspectives qu’elles informent n’est pas viable, ou pertinent. L’idée que ces perspectives ne peuvent pas être échangées ne l’est pas plus. C’est plus simple que ça. Comme l’écrivait Agrawal il y a près de 25 ans, la distinction en est une de pouvoir. En résumé, si on veut que des savoirs autochtones soient pris en compte dans l’analyse ou dans la prise de décision, on n’a qu’à d’avoir des personnes autochtones à la table, et que ces derniers soient, politiquement, en mesure de faire valoir leurs visions et intérêts. Les questions épistémologiques concernant cette dynamique ne sont pas sans intérêt, mais il est peu probable que l’exploration de ce type de questions académiques en soi favorise la résolution des écarts de pouvoir qui sont à la base de l’exclusion de certains savoirs au détriment des autres. La tendance chez les fonctionnaires et chercheurs de préférer les approches techniques pour la résolution de problèmes politiques y est sûrement pour quelque chose (cf. un autre classique anthropologique des années 1990 : The Anti-Politics Machine de James Ferguson).
Et les changements climatiques ?
Les modifications du parcours et du calendrier migratoire des oies sont-elles causées par le changement climatique ? Je l’ignore. Rien n’indique que le climat en soi est un facteur prépondérant dans cette transformation écologique observée au long des dernières décennies. Les analyses apportées par les chasseurs mentionnent que la glace est souvent inadéquate pour permettre les déplacements nécessaires à l’accès des sites de chasse, ou que la température ne favorise pas le séjour allongé des oies qui est habituellement propice à une chasse fructueuse. Il est difficile, à mon avis, de déterminer si les fluctuations météorologiques observées sont fondamentalement hors de l’ordinaire et, advenant que ce soit le cas, que ces variations ont été la cause principale des changements dans l’itinéraire des oies.
Cette étude et les publications qui l’ont suivi ont fait partie d’une convergence de recherche soulignant le potentiel des perspectives des Premières Nations et Inuit pour la compréhension des changements climatiques et de leurs impacts sociaux dans les régions nordiques. Cela dit, présenter cette étude ou les études similaires comme une documentation des effets du changement climatique impose un cadre d’analyse qui est trop restreint et minimise la richesse de la compréhension exprimée par les chasseurs au cours des conversations au sujet de la chasse aux oies. Ceci invite deux possibilités, deux approches, concernant le rôle de ces savoirs dans la réponse aux changements climatiques. De l’une, l’inclusion de données spécifiques tirées de ces observations d’ordre général pour répondre à des questions précises, mais probablement exogènes au contexte où ces observations furent produites. De l’autre, une approche favorisant des projets de recherches dont la question et les méthodes émergent directement du contexte donné. Je suis d’avis que dans la plupart des cas, seule la deuxième option est pertinente. Et dans ce cas, on revient au point mentionné plus haut : il faut avant tout, davantage de chercheurs issus des communautés et des cultures en question, et qui ont un intérêt et une connaissance marquée des questions à poser et du type des réponses qui seraient pertinentes, et qui ont les moyens de bien définir et de mettre en œuvre ces études.
Textes publiés
Péloquin, C., Berkes, F. Coastal goose hunt of the Wemindji Cree : adaptations to social and ecological change, dans Caring for Eeyou Istchee: Protected Area Creation in Wemindji Cree Territory, sous la dir. de M. Mulrennan, C. Scott et K. Scott. University of British Columbia Press, 2019. [UBC Press]
Péloquin, C. Turbulences et complexité environnementale : points de vue de l’écologie culturelle crie, dans Les Autochtones et la Modernité, sous la dir. d’A. Beaulieu et S. Béreau. Montréal : Université du Québec à Montréal, 2012.
Péloquin, C., Berkes, F. Local knowledge and changing subsistence strategies in James Bay, Canada, dans Human Ecology : Contemporary Research and Practice, sous la direction de D.G. Bates et J. Tucker. Springer, 2010. [Springer]
Peloquin, C., Berkes, F. Local Knowledge, Subsistence Harvests, and Social–Ecological Complexity in James Bay. Human Ecology 37, 533–545 (2009) [DOI] [PDF]
Péloquin, C. Variability, Change and Continuity in Social-Ecological Systems : Insights from James Bay Cree Cultural Ecology, Université du Manitoba, 2008.
Autres travaux connexes
En marge ainsi qu’à la suite de la recherche décrite ci-haut, j’ai travaillé à titre de consultant, d’analyste, et de chercheur sur plusieurs enjeux d’aménagement du territoire et des ressources dans cette région, préparant rapports sur la création de réserves de biodiversité, l’exploration minière, les routes forestières et sur les connaissances concernant la distribution des populations de caribous et de phoques. Bien que ces rapports ne soient pas publics, je serai en mesure de partager ici certains éléments saillants à une date ultérieure.